Addi Bâ Mamadou
Photo prise en 1942
avec des camarades
de Rocourt (Vosges).

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ADDI BÂ, LE RÉCIT D'UNE VIE

I. L'arrivée d'un jeune
Guinéen en France
>

II. Les tirailleurs errants
du canton de Lamarche >

III. La vie secrète
d'un paisible commis agricole
de Tolliancourt...>

IV. Addi Bâ au maquis >

V. Les difficiles sentiers
de la gloire... >

 



III. La vie secrète
d'un paisible commis agricole de Tollaincourt...

Comment Addi Bâ prend contact avec les résistants locaux et tisse ses réseaux clandestins aux yeux et à la barbe de l'occupant.

Fin 1940, Addi Bâ s'installe donc à Tollaincourt, dans la maison mise à sa disposition par le maire, en haut du village, dans la rue qui porte aujourd'hui son nom. Vêtu de son uniforme de l'armée française, dont il refuse de se séparer, il va et vient librement, sans se soucier des Allemands, qui, passée la Débâcle, sont beaucoup moins présents dans la région. D'autres tirailleurs s'établissent d'ailleurs comme commis de culture dans les fermes environnantes. C'est le cas d'Adama Diongal. Originaire de l'actuel Burkina Faso, il est sans doute issu du 12e ou du 14e RTS. Il vit un temps à Tollaincourt puis s'installe chez la famille Henrion, qui habite la ferme de Boëne, une ferme isolée, un peu à l'écart du village de Villotte. Elle sera par la suite l'un des points de ravitaillement du maquis. D'après le témoignage de Paul Henrion, le fils de la famille, alors âgé de 18 ans, Diongal parviendra à passer en zone libre avant la fin de la guerre et à rejoindre son pays sain et sauf. Mais on a fini par perdre sa trace.

Addi Bâ, lui, s'intègre très vite dans la vie locale. Les trois sœurs Aubert, qui avaient à l'époque entre 10 et 14 ans, évoquent son souvenir avec beaucoup d'émotion. « C’était l’enfant du pays. Tout le monde le connaissait. Il entrait où il voulait. Il était tout le temps chez l’un, chez l’autre. Toutes les portes lui étaient ouvertes. Il allait écouter la radio chez Tante Maria, là-haut. Après ça, il venait broder à côté de Mémère. Il regardait comme elle faisait. Des fois, quand il avait réussi à avoir de la farine, il disait, on va faire des nouilles. Et il se mettait à préparer la pâte. Ce qui est frappant, c’est qu’il n’y avait absolument pas de racisme. Il était noir, mais on ne le voyait plus noir. Tout le monde lui faisait confiance. » S'il se sent avant tout soldat, Addi Bâ n'hésite pas à prêter la main aux travaux quotidiens. On l'invite aux fêtes, aux communions. Pour la Saint-Nicolas 1940, les sœurs Aubert se souviennent avoir reçu des oranges de sa part, un vrai luxe en cette période de guerre ! « Il s’intéressait à tout, rien ne lui était indifférent, poursuit Monique Aubert. Il était attentionné envers tout le monde. C’était quelqu’un de très gai. Il montait sur son vélo et il descendait depuis là-haut, toute la côte à fond de train. Marie Dormois levait les bras au ciel. Un jour, il est tombé et il s’est ouvert le genou. Il a fallu faire venir le docteur Legendre. Il riait toujours. Nous, on était gosses, on ne pouvait pas imaginer qu’il était en danger. On aurait cru qu’il n’avait pas de soucis. Etait-il comme ça avec les adultes ? » (1)

Berthe Laurent, qui avait 20 ans à l'époque, livre un portrait différent d'Addi Bâ. « Je ne sais pas si on vous a fait cette remarque, mais moi j’ai le souvenir d’un homme assez fier. Fallait pas lui marcher sur les pieds ! Toi, tu es une femme, tu restes à ta place ! Je crois qu’il m’aurait volontiers considéré comme une servante. S’il avait pu me faire laver ses chaussettes, il l’aurait fait. Moi, je l’envoyais promener. À une époque, je suis partie de Tollaincourt pour aller suivre une formation à Paris afin de devenir formatrice dans un centre familial et social. Il m'a reproché d'aller travailler pour le gouvernement ! On avait beaucoup d’admiration pour lui, mais il avait tout de même un fichu caractère ! L'image que je garde de lui est celle d'un militaire, fier comme un Africain, avec l'assurance d'un homme qui veut faire la guerre. Très gentil, très jovial, de bonne humeur. Mais on garde ses distances ! C'est qui aussi frappant, c'est qu'il ne parlait jamais de lui. »
La rumeur lui prête aussi un goût certain pour les femmes. Une vocation de séducteur que Monique Aubert résume de façon très elliptique : « Addi Bâ disait toujours de moi : quand elle sera plus grande, elle sera mon épouse. Alors Mémère levait les yeux au ciel et répondait : « Ben, je ne sais pas combien il y en aura ! » (2)

Derrière le sourire, les facéties et le « fichu caractère » de « l'enfant du village » se cache le partisan. Dès 1940, Addi Bâ est mis en contact avec deux habitants de Lamarche, Marcel Arburger et Georges Froitier, qui appartiennent au réseau naissant de résistance. C'est avec eux qu'il organise l'évacuation de ses camarades tirailleurs vers la Suisse. Mais au fil des mois, il semble multiplier les contacts et les activités clandestines dans les villages environnants. Tous les témoignages concordent. « À partir d'une certaine époque, il a commencé à voyager. On ne savait pas précisément ce qu'il faisait. Il disparaissait, réapparaissait. Un vrai courant d'air. » On lui connaît des contacts et des pieds à terre dans un rayon d'une trentaine de kilomètres autour de Tollaincourt, à Romain, à Robécourt, à Isches, à Bourbonne-les-Bains, à Fouchécourt. Il se déplace surtout la nuit, le plus souvent à vélo. La gendarmerie ferme les yeux. Le détail de ses activités n'est pas connu à ce jour. On parle de renseignement, d'évacuations vers la Suisse et la zone libre, de recrutement. Deux épisodes avérés témoignent de son activité.

Le 7 novembre 1942, le lieutenant Lawrence W. Horne, officier britannique de la RAF et son équipage survolent la France pour aller bombarder Gênes, en Italie. Mais l'avion est touché par la défense antiaérienne allemande. Le bombardier Halifax doit faire demi-tour et l'équipage saute de l'appareil au-dessus de la région de Tollaincourt. « J’ai été récupéré par la résistance le lendemain matin. On m’a emmené en maints endroits, dans la région. Je suis resté près de trois mois en France, avant de rejoindre la Suisse. Je ne me souviens plus des noms de quiconque, mais je garde le souvenir d’Addi Bâ à cause de la couleur de sa peau et, parce qu’à la différence des autres, il ne semblait avoir ni travail, ni domicile fixe. Il apparaissait et disparaissait. Je l’ai vu trois ou quatre fois. Un jour, il a parlé de la Mosquée de Paris. On m’a donné de faux papiers (j’ai même été photographié) et on m’a baladé en différents lieux. Je me souviens d’Epinal, de Martigny-les-Bains et de Chaumont. Nous avons voyagé par tous les moyens, en voiture, en vélo, mais surtout en train. Il me semble que beaucoup de cheminots nous ont aidés en nous fournissant des informations et en nous faisant signe lorsque nous pouvions partir. » (3) Le lieutenant Horne entre finalement en Suisse début février 1943. Il ne rejoint l'Angleterre qu'en septembre 1944 après être passé en Espagne via la France.

Autre épisode, raconté par Berthe Laurent : « Comme je suivais ma formation à Paris, j'étais rentrée pour les vacances de Noël ou de Pâques, je ne sais plus. Addi Bâ vient à la maison et me dit : "Est-ce que tu veux me faire une commission à Paris ? J’ai des connaissances là-bas, est-ce que tu peux me rendre service ?" Puis il m’explique : "Tu sais, chez nous, on aime bien manger épicé. J’ai un oncle à Paris – je ne pense pas que c’était son oncle – à qui je voudrais faire passer un petit colis d’oignon. Ils n’en ont pas là-bas." J’ai trouvé que c’était une drôle d’idée, mais j’ai accepté et lui recommandant de bien les emballer pour que ça ne sente pas dans mes habits, je m’en souviens très bien. Il m’a apporté une boîte de chaussures, bien emballée dans un torchon, avec l’adresse dessus. Il était écrit "Mosquée à Paris". Je m'y rends donc, je donne mon nom. Apparemment, on m’attendait. Je me souviens, il y avait une belle porte cochère… Je ne suis pas entrée dans la mosquée. N’étant pas musulmane, je n’avais rien à y faire. Je me rappelle d’un grand couloir et, au bout d’une cour intérieure, une belle maison dans laquelle je suis entrée. C'était un bureau, tout à fait classique. J’étais tremblante comme une feuille. Vous pensez, se retrouver à la mosquée de Paris quand on sort de Tollaincourt ! Un monsieur m'a reçue. Il était assez basané, mais moins noir qu’Addi Bâ, plus fort que lui, un bel homme, pas tout jeune, avec une espèce de chéchia, rouge, une grande robe… Il m'a accueillie comme si j’étais le Messie. J’ai donné mon paquet d’oignons, il m'a offert du thé. Je n’en avais jamais bu d’aussi aromatisé. Puis je suis partie. Papa, dans une lettre, m’a demandé si j’étais bien allée à la mosquée. Il l’a dit à Addi Bâ et on n’en a plus jamais parlé. » C'est seulement bien après la guerre que Berthe Laurent apprend par d'anciens résistants qu'on glissait souvent sous les pelures d'oignons des messages écrits sur du papier à cigarette. Ceux d'Addi Bâ étaient d'autant plus sécurisés qu'ils étaient rédigés en arabe. « Je me suis donc retrouvée à travailler pour la Résistance sans le savoir ! Addi Bâ m'avait bernée ! », conclut Berthe Laurent. (4)

On ne peut s'empêcher de faire le lien entre les deux récits qui conduisent l'un et l'autre à la Mosquée de Paris. Un article Wikipédia avance par ailleurs sans plus de précisions que « les Algériens du FTP (Francs-tireurs partisans) y avaient pour mission de secourir et de protéger les parachutistes britanniques et de leur trouver un abri. » L'évocation des vacances de Noël par Berthe Laurent concorderait avec la date d'arrivée de l'officier britannique. Le réseau de la Grande Mosquée serait-il intervenu d'une manière ou d'une autre dans l'évacuation du Lieutenant Horne ? La question reste ouverte. Jean Mallière, fils de l'institutrice de Saint-Ouen-lès-Parey qui aida Addi Bâ dès les premiers jours de 1940, apporte un élément supplémentaire qui confirme les liens avec la mosquée : « J’ai retrouvé dans des archives de ma mère une lettre écrite sur un papier à en-tête du Restaurant de la Mosquée de Paris, signée de « Hadi ». Le cachet de la Poste, très effacé, semble indiquer le 29 septembre 1942. La lettre est accompagnée d’un calendrier du mois de Ramadan de 1361 de l’Hégire, avec la correspondance en calendrier grégorien : samedi 12 septembre à dimanche 11 octobre 1942. Elle est visiblement adressée à ma mère et commence par « Chère maman », ce qui montre les sentiments qui les liait. Mais l’enveloppe est adressée à « Hadi Bâ chez Monsieur Dormois à Tollaincourt ». Hadi explique qu’il est arrivé en retard, mais bien tombé « car c’est dimanche 11 octobre la Fête » (l’Aït sans doute), qu’il a vu MM Salah, Mustapha, et tous ses amis ; ils ont fait la prière et se sont embrassés. La lettre comporte une formule introductive, classique, écrite en arabe : « Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. » Je pense que c’est Mamadou qui l’a écrite. » (5)

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(1)(2)(4) Propos recueillis par l'auteur.
(3) Lettres au colonel Rives (décembre 1988-janvier 1989)
(5) Témoignage adressé à l'auteur.

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