Etienne Guillermond
Journaliste indépendant
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CHRONIQUES
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livre



Addi Bâ Mamadou,
un héros de mon enfance

Lorsque j'étais enfant, je m'enfermais de longues heures dans le réduit qui servait de bibliothèque à mes parents. Tout en haut d'une étagère, il y avait un vieux livre assez étrange.

La couverture rouge passé était un peu mangée aux mites et les pages épaisses craquaient sous les doigts. Le texte était imprimé dans un drôle de caractère, à mes yeux illisible. Entre les pages étaient glissés des feuillets, rédigés à la main avec la même calligraphie. Il y avait aussi un dessin naïf, réalisé aux crayons de couleur au dos d'un carton de margarine. Il représentait deux soldats noirs devant une maison au toit rouge, apparemment perdue au milieu des bois. Une brève dédicace indiquait : « Un refuge dans la guerre ? À mon ami Adi-Ba-Mamadou. Souvenir de Romain. »

Ma mère m'expliqua que le livre était un Coran et qu'il avait appartenu à un tirailleur sénégalais, réfugié pendant la guerre à Tollaincourt, le village vosgien de mes grands-parents où nous passions tous nos week-ends et nos vacances. Il avait fait de la Résistance et avait été fusillé. Addi Bâ, c'était son nom, avait résidé dans la maison même où naquit ma mère, en mars 1940. Après son arrestation, seul avait subsisté son Coran, que ma mère avait finalement récupéré bien des années plus tard. À mon adolescence, elle m'en fit don et je le conservai pieusement.
« Addi Bâ ? Oui, je l'ai bien connu, me raconta ma grand-mère. On l'a vu arriver un jour, en bas de la rue, il avait les pieds en sang, le pauvre ! » Je n'ai pas posé plus de questions, à l'époque – comme je regrette aujourd'hui ! –, mais le vieux Coran a continué à me fasciner et ce mystérieux soldat africain, débarqué de nulle part, m'a hanté pendant de longues années, au point de devenir un fantôme familier, un peu comme un grand-oncle disparu trop tôt. Combien de fois ai-je contemplé ce champ où les balles allemandes le fauchèrent aux jambes, la nuit de son arrestation, alors qu'il tentait de s'enfuir ? « Comment as-tu donc atterri dans mon village, Addi Bâ ? », demandai-je en essayant de me figurer la scène au milieu des mirabelliers tortueux.

Ce n'est qu'en 1992 que le voile a commencé à se lever sur « mon tirailleur ». Ma grand-mère me fit en effet passer une photocopie d'un article paru dans L'Événement du Jeudi, évoquant ses origines guinéennes et son parcours, de son arrivée à Langeais, dans les années 1930 jusqu'au jour fatal de son exécution à Épinal. La ville de Langeais, où il avait résidé, venait de donner son nom à l'une de ses rues. Je l'ignorais à l'époque, mais un certain Maurice Rives, lui-même ancien officier de l'Infanterie coloniale, avait mené l'enquête et reconstitué son histoire. C'est plus ou moins lui qui fut à l'origine de l'initiative prise à Langeais. L'article fut un véritable choc pour moi : mon héros imaginaire devenait personnage historique. Il prenait soudain corps. Le journal publiait même une photo. Mais, cruelle ironie, la copie donnée par ma grand-mère était si mauvaise qu'il était impossible de distinguer ses traits.

Il m'a fallu encore 12 ans pour découvrir le vrai visage d'Addi Bâ dans les pages de L'Est Républicain. L'article évoquait le combat acharné de M. Hubert Mathieu, agriculteur à la retraite, pour préserver la mémoire d'Addi Bâ et obtenir la reconnaissance qu'il méritait. Pendant près de 5 ans, cet ancien du maquis de la Délivrance a accumulé les documents, les témoignages, et ferraillé avec l'Office national des anciens combattants pour faire attribuer à Addi Bâ la médaille de la Résistance. Il a été épaulé en cela par le colonel Rives qui avait accès aux archives militaires et possédait une certaine autorité dans les cercles d'anciens combattants. Ayant enfin quelqu'un à qui parler, j'ai immédiatement pris contact avec les deux hommes, puis me suis lancé dans une série d'interviews de témoins de l'époque. J'avais perdu beaucoup de temps. Les anciens du maquis se faisaient vieux, beaucoup étaient morts. Il y avait urgence.

Le 13 juillet 2003 eut lieu à Épinal une petite cérémonie en l'honneur d'Addi Bâ au cours de laquelle la fameuse médaille lui fut remise à titre posthume. Je crois qu'elle n'avait plus été décernée depuis quelques décennies. Étrange cérémonie à la vérité, presque organisée en catimini, à la veille des festivités du 14 juillet qui réunissaient pourtant les autorités locales, les journalistes et la population d'Épinal. Pourquoi avoir pris le parti d'une telle discrétion ? Il est paradoxal d'accorder à titre exceptionnel une décoration aussi prestigieuse que la médaille de la Résistance et de choisir de le faire, sans plus de publicité, devant une poignée d'anciens combattants. Un peu plus d'un an après le 21 avril 2002, il aurait été bien venu de valoriser cet acte officiel de reconnaissance. Il n'en fut rien. Force est de constater que depuis 60 ans, les autorités françaises ne peuvent s'empêcher de réfréner les enthousiasmes sitôt qu'une initiative est prise pour rendre hommage aux tirailleurs sénégalais.

J'ai eu la chance de rencontrer Mamadou Hady Bah. Par un heureux concours de circonstances, Hubert Mathieu a pu retrouver la trace de deux neveux d'Addi Bâ, résidant toujours en Guinée. L'un d'eux, douanier de son état, porte le même nom que son aïeul (Addi Bâ n'étant qu'une maladroite transcription que l'usage à retenue). En juillet 2003, les deux hommes ont été conviés à venir recevoir, à Épinal, la médaille accordée à leur oncle. Quelques jours auparavant, dans l'intimité de l'appartement du colonel Rives, au Mée-sur-Seine, je leur ai solennellement rendu le vieux Coran si précieusement conservé. Grâce à la caméra du journaliste Gilles Nivet, résidant lui-même en Guinée, j'ai pu voir les émouvantes images du retour du livre à Bomboli, dans un reportage diffusé sur France 3. J'ai par ailleurs eu l'honneur de faire visiter Tollaincourt aux deux neveux. Quelques mois plus tard, en décembre 2003, presque 60 ans jour pour jour après son exécution, Addi Bâ s'est vu officiellement dédier, à ma demande et avec le soutien d'Hubert Mathieu et de Francis-Hubert Huguenel, maire de la commune, le nom de la rue principale de Tollaincourt. Dans le même temps, Hubert Mathieu a tenu à financer lui-même l'apposition d'une plaque sur ce qu'il reste de la maison qu'il occupa et où il fut arrêté.

Après avoir collecté et conservé pendant plusieurs années toutes les informations relatives à Addi Bâ dans l'intention d'écrire sa vie, j'ai décidé, en 2009, de mettre en ligne les éléments dont je disposais. Après tout, l'Histoire n'appartient à personne. Il me semblait d'autre part urgent de mettre à la disposition de tous les informations les plus précises et plausibles le concernant pour susciter l'intérêt, faire connaître son parcours, son exemple, et en finir avec les innombrables bribes « copiées-collées » souvent totalement erronées disponibles sur Internet ou dans la presse (ce qui est du reste plus rare). Je lance aussi, d'une certaine manière, une bouteille à la mer, dans l'espoir de recueillir de nouvelles informations ou contacts utiles.

Depuis, mon livre est achevé et disponible aux éditions Duboiris (parution septembre 2013). Mais l'enquête continue car de nombreuses pistes restent à explorer... EG

Ce site est dédié à ma mère, Anne-Marie Guillermond, née Manneville (1940-1991) qui, enfant, a probablement sauté sur les genoux d'Addi Bâ...

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