Plus de soixante ans après, Germaine Tergoresse n’aurait jamais imaginé qu’un étranger, extérieur au village de Romaincourt, s’intéresserait à cette vieille histoire remontant à la sinistre période de l’Occupation.
Mais il est bien là, devant elle, cet homme, flottant dans son boubou chamarré, tout droit arrivé de Guinée. Et dans les traits de son visage, elle croit retrouver le regard, les expressions de cet oncle qu’il n’a jamais connu et dont il porte le nom : Addi Bâ.
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Germaine, elle, l’a côtoyé trois années durant, après son arrivée à Romaincourt et son « adoption » par le clan des Tergoresse. Pour elle, Addi Bâ fut à la fois une sorte de grand frère, d’oncle et, sans qu’elle ose vraiment l’avouer, un amour impossible.
Alors elle raconte, Germaine, l’histoire extraordinaire d’Addi Bâ, tirailleur devenu résistant et même chef de maquis, avant d’être arrêté et fusillé le 18 décembre 1943, à Épinal. Elle raconte aussi le village, ses querelles, ses petites sournoiseries et cet étonnant personnage, qui a marqué à jamais sa vie et l’histoire des siens. |
Avec la figure d'Addi Bâ, Tierno Monénembo a trouvé un alter ego au personnage d'Olivier de Sanderval, héros de son précédent roman, Le Roi de Kahel. Sanderval avait débarqué au Fouta Djalon pour s’y faire Peul et y fonder son royaume. Addi Bâ, lui, en vient, de ce lointain Fouta, et son territoire à lui sera un maquis, mais aussi le petit village vosgien de Romaincourt (qu’on trouvera sur la carte sous son vrai nom de Tollaincourt) dont il est devenu un citoyen posthume. Blanc sur noir, noir sur blanc.
Au fil des pages de Tierno, la silhouette d’Addi, toujours insaisissable, fait parfois mine de se dessiner pour se fondre à nouveau dans son environnement et ne plus apparaître qu’en creux dans le récit de Germaine Tergoresse. La plume alerte du romancier a su éviter l’écueil du portrait en pied et éluder les questions sans réponse, les ruptures biographiques, tout en se jouant d’anecdotes authentiques comme cette mémorable chute de vélo au beau milieu du pâquis… Le Diallo ne pouvait décemment résister à la tentation de froisser un peu le Bah (1).
Le roman, à l’instar de la vraie vie d’Addi Bâ, est une vaste ellipse. Ou peut-être est-il à l’image de ce miroir, tendu par ce marabout bambara devant les yeux du vieil Ibrahima Bah, son père : chacun y verra ce qu’il doit y voir. Un jeune aventurier séducteur, un héros, un enfant perdu…
Tierno n’a pas pris le risque de livrer une image définitive, un portrait psychologique trop appuyé. Certains le lui reprocheront peut-être, d’autres lui en sauront gré…
Le deuxième véritable personnage du roman, le village, ce « petit trou paumé aux confins des Vosges », est quant à lui beaucoup plus tangible. Tierno a en effet imaginé les petites histoires secrètes, les chamailleries, les guerres de clan, les amourettes de grenier à foin, providentiel terrain d’invention pour sa plume si volontiers ironique et prompte à explorer les recoins sombres de l’âme humaine. La vérité est que ce sont bien tous ces travers, aussi inavouables qu’universels, qui ont, de tous temps et en tous lieux, fait avancer l’Histoire. Évidemment, celle racontée par Tierno n’est pas celle de « ceux de Tollaincourt », amicalement salués en exergue. Qu’on n’aille pas essayer de retrouver les Tergoresse, les Rapenne, les Valdenaire, la Pineguette… Ils n’ont évidemment jamais existé et ne renvoient qu’à l’imagination facétieuse de l’auteur. Quant à Totor – réelle et honorable figure du village - , il aurait certainement bien rigolé dans sa moustache à l’idée de prêter son surnom à un personnage de fiction...
Ainsi en va-t-il du roman. Ni tout à fait faux ni tout à fait vrai.
Par ailleurs, s’il faut saluer le périlleux exercice de Tierno, qui a pris le risque de coucher sur le papier ce parler lourd et râpeux de la campagne vosgienne (quitte à commettre quelques petites erreurs – mais qui lui en voudrait ?), on peut regretter que les éditions du Seuil n’aient pas été plus attentives à quelques petits anachronismes ou distorsions géographiques qu’on peut certes pardonner à un auteur, mais pas à un grand éditeur. C’est vrai, elles sont bien loin, les Vosges, mais la Vologne et le Mouzon figurent sur toutes les cartes.
Après avoir eu le plaisir de le guider à travers ces villages vosgiens dont Addi Bâ avait fait son royaume(voir galerie photos), j’ai plusieurs fois demandé à Tierno de faire précéder son roman d’un petit avant-propos. « Vous savez, lui disais-je, chez nous, dans l’Est, on est plutôt pudiques ; on ne fait pas trop étalage de ce qui nous est cher. Surtout lorsqu’il s’agit de la guerre. Et l’histoire d’Addi Bâ est, pour certains d’entre nous, comme une histoire de famille. Il y a quelque chose de sacré dans tout ça. Comme auteur, vous êtes le seul maître de vos romans et de vos personnages. Mais expliquez donc à ces lecteurs que votre Addi Bâ ne sera pas tout à fait le leur… » Il m’a toujours opposé un refus catégorique, estimant, à tort ou à raison, qu’un romancier dit ce qu’il a à dire dans ses pages, sans qu’il soit besoin de gloser davantage.
Peut-être est-ce là la limite du pittoresque de Romaincourt. La guerre y fut, comme ailleurs, l’occasion de toutes les trahisons, des toutes les bassesses, de toutes les hypocrisies. Nous sommes tous revenus depuis longtemps des discours vibrants sur l’unité contre l’ennemi pendant l’Occupation. L’histoire même du maquis d’Addi Bâ est l’histoire d’un échec, émaillé de trahisons, de jalousies, d’amateurisme, d’orgueil. Mais une fois débarrassée de cette gangue, il en reste quelque chose de sublime. Un diamant ignoré, dont j’ai parfois entrevu l’éclat dans les larmes discrètes et sincères de certains témoins interviewés. Cette émotion-là, ce lien si fort entre l’enfant de Bomboli et « ceux de Tollaincourt » (et de ses environs…) seront-il suffisamment perceptibles sous la plume de Tierno ? Peut-être n’ai-je pas assez de recul, moi qui suis des leurs, pour en juger. Non, je ne voudrais pas que cette rencontre authentique et si précieuse entre le Fouta Djalon et la plaine des Vosges se retrouve trop vite assimilée à d’obscures querelles de clapiers. D’un « grand caillon » à l’autre, il est aussi des leçons à retenir.
Longtemps demeuré anonyme au-delà de la plaine du Mouzon, Addi Bâ fait aujourd'hui son entrée en littérature par la grâce de Tierno. Qu’il en soit vivement remercié. Mais il reste encore à Mamadou Hady Bah, fils d’Ibrahima et de Hawa Néné Bah, à trouver la place qui lui revient de droit dans l’Histoire.
Etienne GUILLERMOND
27/07/2012
Lire la chronique Contresens du 30/09/2012>
(1) Dans la tradition peule, les Diallo, dont Tierno est un éminent représentant, sont les « cousins à plaisanterie » des Bah. Une proximité qui les autorise, voire les oblige, à se moquer amicalement les uns des autres.
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